Gertrude (le cri), pièce de théâtre d'Howard Barker, était jouée à l'Odéon jusqu'au 8 février
Il peut être de douleur, d’étonnement ou d’amour... Chez l’homme, le cri est la marque par excellence de la révolte, du dénuement, de ce qui fait horreur, bref, du tragique. Mais un cri n’est pas seulement cela. C’est aussi le son qui distingue un animal. Et pour le dramaturge britannique Howard Barker (né en 1946), cet animal est Gertrude, la mère d’Hamlet. Une panthère aux jambes de gazelle qui gobe les hommes, comme un caméléon le ferait des mouches avec sa langue, et dont les cris mettent en émoi tout le règne animâle.
Gertrude a déjà 42 ans. L’actrice Anne Alvaro lui prête sa voix rauque et son allure un peu paumée. Malgré son âge avancé (elle a 58 ans), elle est impressionnante dans ses souliers à talon bleus, ses mini-jupes et son rouge à lèvres. Créature racée par excellence, plusieurs fois nue sur scène, elle incarne tout ce que la société refuse chez une femme. Car Gertrude n’est pas qu'une jouisseuse sans merci, c’est aussi une mauvaise mère, un brin hystérique, et sans doute une meurtrière. C’est finalement une vieille qui plait - et sans doute est-ce cela le comble de l’obscénité.
Contrairement à Shakespeare (qui s'intéresse plus particulièrement à l'inceste), Barker tisse sa toile dramaturgique sur l’affrontement charnel entre eros et thanatos. Ce qui passionne le spectateur dans cette affaire, c’est la détestation qu’Hamlet (le génialissime Christophe Maltot) éprouve pour sa mère, en gamin hystérique, « hargneux » et moralisateur. C’est le désir infini de Claudius pour son « amante-religieuse », qui se désole pourtant de ne plus l’entendre crier (de plaisir). C’est la belle-mère de Gertrude, ange gris qui s’exclame devant Hamlet, à peine ironique : « Mon Dieu, Gertrude, ce que tu es sex ! ». C'est la mort dans son ensemble, enfin, qui semble épargner étrangement les femmes tandis que les hommes finissent presque tous un pied dans la tombe...
Déchirements
Au milieu d’un décor qui évolue en permanence (des rails sont fixés au sol pour permettre le déplacement des objets), chaque personnage crache donc son venin et ses tripes à qui voudra bien l’entendre. Et qu’ils soient faits de larmes, de menaces ou d’épuisement, les cris sonnent toujours justes. C’est ici la plus grande force de la pièce : des acteurs impressionnants de dureté, de sincérité, qui servent corps et âme un texte souvent drôle et ouvertement cruel.
A plusieurs reprises, la mise en scène de Corsetti reprend le dessus. Là, les mots s'effacent des murs. Les arbres poussent à l’envers, des cratères naissent du sol ... Par intermittence, un alto en loge interpelle la salle de ses notes grinçantes. A la fin, on plonge carrément dans le sublime : une immense toile-miroir vient se poser au fond de la scène et réfléchir la salle entière. Les personnages jouent alors sur le sol tandis que le public regarde en l’air. Peut-on imaginer mise en abyme plus lumineuse de ce qu’est, au fond, le théâtre ?
Après trois heures d’un spectacle passionnant, où l’on a confondu cris et rires et embrassé des yeux la silhouette de Gertrude pour la dernière fois, c’est comme si l’on mettait fin à une séance d'hypnose. Le temps que le public quitte la folie douce des personnages, les acteurs reprennent vie. Et de la salle surgissent peu à peu les plus beaux cris qu’il soit permis d'entendre dans un moment si magique. « Bravo ! »