S’il est possible de cesser de voir le monde par un simple clignement des paupières, se défaire de toute ambiance sonore est une tâche bien plus ardue. C’est pourtant ce qu’a projeté de faire l’Américain John Cage (1912 - 1992) en 1948 avec sa composition 4’33, une œuvre entièrement dédiée au silence –mais pas seulement.
Tout part d’une visite à la chambre insonorisée de l’Université d’Harvard, à New York, la même année. Cage y découvre avec désarroi que même dans cet espace où rien n’est censé filtrer, deux sources sonores persistent. Un scientifique lui confiera qu’il s’agit en réalité de deux sources internes : sa circulation sanguine et son activité cérébrale.
Cage décide donc de coucher sur papier ce qu’il a expérimenté quelques jours auparavant dans cette chambre noire musicale. De là naquit 4’33, un morceau muet qui sonne surtout comme une performance musicale.
La première représentation de l’œuvre a lieu en 1952. Sur scène, David Tudor, un pianiste qui affectionne le répertoire contemporain, prend place devant un piano qu’il ferme lorsqu’il est censé jouer. De la main gauche, il chronomètre le représentation : 33 secondes pour le mouvement I, 2 minutes 40 pour le II, 1 minute 20 pour le III.
Si l’on s’était penché sur la partition posée à l’horizontale sur le pupitre, on y aurait vu l’inscription : « tacet ». En latin, cela veut dire « on se tait ». C’est ce qu’indique généralement la partition d’un instrumentiste lorsque celui-ci ne joue pas pendant tout un mouvement. En réalité, 4’33 peut être exécutée par un soliste comme un orchestre tout entier. Ce fut le cas en 2004 avec l’Orchestre de la BBC :
La précision temporelle du morceau peu également être altérée. En adepte des pratiques « aléatoires », John Cage n’impose pas de timing précis. Paradoxalement, il permet à l’exécutant d’interpréter le silence. Le chef d’orchestre de la BBC s'amuse même à tourner délicatement la partition vierge. Le public, qui avait ri jaune en 1952, est là sous le charme.
Zéro absolu
Alors, pourquoi 4 minutes et 33 secondes précisément ? John Cage est resté silencieux sur la question... On peut supposer qu’il existe un lien avec le « zéro absolu » scientifique, cette température infime où aucun mouvement n’est plus possible. Comment ? En convertissant les minutes en secondes : 4’33 devient alors 273 secondes. Exactement le chiffre du zéro absolu (-273,15 degrés Celsius, soit 0 degré Kelvin).
"Il y a poésie dès lors que nous réalisons que nous ne possédons rien". Ainsi, qui se rapproche du néant atteint aussi l’absolu. Comme si le vide et le plein n’étaient qu’une seule et même chose. L’univers peut alors se concevoir comme une forme élastique, où l’idée même d’extrémité n’existe plus.
Pas étonnant donc que cette quête de silence s’accompagne chez Cage d’une obsession pour le « bruit ». Car 4’33 faillit évidemment à supprimer les sons ambiants. Ils sont simplement remplacés par ceux de la salle : les genoux qui remuent, les gorges qui toussent, les regards qui s’animent… Tout ce qui est étranger au morceau devient une matière lyrique vivante.
Monochrome
Déposséder une œuvre au maximum de sa substance n’est évidemment pas le seul fait de John Cage. En 1918, Rodtchenko peignait un monochrome féroce (un triptyque représentant les trois couleurs primaires), sobrement intitulé La mort de la peinture. Idem pour les monochromes blancs de Malevitch (Carré blanc sur fond blanc) ou les ready-made de Duchamp.
John Cage fut l’élève de Schönberg, le compositeur Viennois dodécaphoniste des années 20 pour qui les improvisations de Kandinsky étaient des « symphonies de couleurs »… Il ne faut donc pas voir dans son recueil Music for Marcel Duchamp (1947) une simple coïncidence. Pour John Cage, la musique peut aussi être un ready-made.
L’abstraction picturale semble cependant moins vertigineuse que le vide musical. Si pour Cage « le silence est une vraie note » (la citation est peut-être de Yoko Ono), son raisonnement atteint vite ses limites. Car de même que le noir et le blanc ne sont pas des couleurs, le silence n’est pas du bruit. On ne peut créer d’harmonie musicale avec du vide. Ni de dissonances. Comme un marin navigant sur des vagues séparées par des creux, le musicien joue des notes entremêlées de silences…
De la musique avant toute chose
Au fond, John Cage est un compositeur plutôt inoffensif. Un faux nihiliste qui fait joujou avec son « piano préparé » et ses morceaux muets. Il récidive quelques années plus tard, avec une pièce carrément intitulée 0’00. Mais la magie n’opère plus. En 1962, John Cage ne fait plus de bruit.
Il faut donc plutôt voir dans ces expérimentations des attentats à la pudeur musicale. John Cage ne veut pas révolutionner les partitions mais les oreilles. Le médium, et pas la source. 4’33 sculpte les creux taillés à même la roche sonique. Pour que l’épure totale devienne, une fois au moins, réalité.
L’air de rien, John Cage a gravé en profondeur les sillons de son époque. Le groupe underground Sonic Youth, Yoko Ono et jusqu’aux punks lui doivent beaucoup*. Il leur a légué son appétit pour les sons « crades » et les silences salvateurs. Et peut-être même jusqu’à Alain Bashung, qui écrit dans sa chanson L’irréel : « Le temps écrit sa musique sur des portées disparues »…
* Voir cet article
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Eric Satie, l’art du flottement
Quand John Cage taille les mélodies à vif, Satie en dessine de simples contours, comme des esquisses. Ses notes sont des odalisques drapées dans des ambiances musicales troubles. Dans ses compositions pour piano (Gymnopédies et Gnossiennes) la ponctuation disparaît. Elle cède la place aux indications vagues, comme des flottements poétiques qui laissent l’interprète libre de ses choix. On peut ainsi lire dans sa sublime Gnossienne n°1 : « très luisant », « du bout de la pensée » et même un splendide « de manière à obtenir un creux »…
Février 2009
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