La scène se passe en plein jour, dans une rue de Soukhoumi, « capitale » de l’Abkhazie. Au milieu de la voie où luisent des flaques d’eau trouble, une femme se promène, un lourd manteau noir sur les épaules. Rien d’anormal, si ce n’est le masque à gaz qu’elle maintient sur son visage et qui lui donne des airs de fantôme toxique. Une ombre en souffrance, que pas un homme alentour ne daigne regarder.
« En 1993, des soldats abkhazes avaient été déterrés six mois après leur mort pour que les familles puissent les identifier. La rue puait », commente l’auteur de l’image. « Personne ne regarde cette femme, c’est terrible. Je crois que c’est ma photo préférée ».
Thomas Dworzak sillonne le Caucase depuis la chute de l’URSS. Il en a ramené des clichés durs, souvent troublants, qui témoignent de sa connaissance et de son amour de la région. En doux cynique, il avoue sa fascination originelle pour les sujets difficiles. « C’est avec mes premières photos de guerre en Yougoslavie que j’ai commencé à faire de bonnes plaques. Je découvrais tout ».
Le sujet le plus dur à capter ? « Les hommes qui pleurent. » Et en vingt ans de carrière, Thomas Dworzak en a vu pleurer plus d’un. En ex-Yougoslavie, en Tchétchénie, en Abkhazie, mais aussi en Irak, en Afghanistan, en Haïti, et jusqu’au Pakistan.
« C’est triste à dire, mais si on fait de bonnes photos, c’est d’abord parce qu’on les fait pour soi ». Comme celle, cruelle, de ce paysan dont la charrette vient de se briser et qui semble avoir tout perdu. « C’était dans une région reculée d’Abkhazie. Les gens étaient sombres, je me souviens m’être fait jeter une cigarette au visage. Je n’y suis jamais retourné ».
Bienveillance. Thomas éprouve comme une compassion discrète envers la Géorgie. Une empathie revendiquée qui l’éloigne de plus en plus de la Russie, pays dont il parle pourtant parfaitement la langue et où il a opéré pendant plusieurs mois. « Là-bas, les gens sont trop froids. J’ai l’impression qu’on ne parle pas la même langue. Vraiment, je n’en peux plus ». Le reporter de Magnum se défend pourtant de prendre des photos partisanes. « Je refuse la neutralité, mais je ne veux pas être accusateur. Seule l’émotion compte ». La guerre d’août 2008 ? « Les Abkhazes n’ont rien décidé, ce sont les Russes qui ont tout fait. »
Cette guerre, justement, Thomas ne l’a pas vécue. Bloqué sur un lit d’hôpital à New York, il s’est réveillé le matin des premiers affrontements. « Tous les clichés que j’ai pris ensuite sont mauvais. A vrai dire, la photo ne m’intéresse plus vraiment. Je trouve ça injuste de vouloir faire une bonne image. Trop facile ».
Sans grand regret, donc, il compte désormais habiter la région plutôt que l’emprisonner dans ses boîtiers. « Je n’aime plus le danger. L’âge, l’expérience sans doute. Et la lassitude.» Thomas Dworzak avait pourtant l’art de sublimer la beauté quelque peu monstrueuse du Caucase. Sa bienveillance manquera.
PHOTOS: Thomas Dworzak. Tous droits réservés.